Jérôme Bouvier

Je suis cinéaste depuis 20 ans après avoir été dans le monde scientifique. Deux métiers, deux activités que j’ai mis au service d’une passion dans de grands espaces sauvages, celle de rencontres avec la faune et la flore de notre planète. 

De ces voyages j’en revenais, avant l’ère du numérique, avec des diapositives… des souvenirs que je fixais sur la pellicule dès que mon activité professionnelle m’en laissait le loisir. Ces souvenirs, plus ou moins bien rangés chez moi, je les côtoie tous les jours sans vraiment y prendre garde. Certaines, les plus belles, sont « intouchables », les autres, je les conserve sans trop savoir pourquoi. Et parfois, je les exhume et je m’organise une projection en ressortant le vieux projecteur diapo de mon père (mort, il y a 20 ans) et le vieil écran de projection. C’est tout un dispositif à   mettre   en   place, presque un cérémonial. Je mets en route le projecteur… la ventilation, bruyante, évitant la surchauffe des diapos dans l’appareil s’enclenche… J’allume la lampe et les souvenirs ressurgissent quelle que soit la qualité des photos. Le passé ressurgit du présent à moins que ce ne soit l’inverse ! Je me souviens… (certaines diapos ont plus de 20 ans désormais) et des constats apparaissent : tel groupe d’orques étudiés par des scientifiques n’existent plus, tel comportement n’est plus observé, tel paysage a changé, tel lieux a maintenant des règles d’usage beaucoup plus strictes que lorsque j’y étais, des lieux deviennent extrêmement touristiques, etc… Sans parler de mes souvenirs qui s’estompent. Je ne retournerai sans doute jamais dans la plupart de ces lieux figés sur la pellicule. J’ai soudain devant moi l’expression même de ce qu’est la photographie : un instantané arraché à l’oubli. Un fragment de présent figé. Un acte    de mémoire. Une façon d’arrêter le temps. Mais le temps ne s’arrête pas, il passe sur nos souvenirs, ils passent sur les lieux, il passe sur les situations et il passe aussi sur les supports physiques des photos. Combien de temps vont tenir ces diapositives, même dans les meilleures conditions de conservation ?

Mon travail artistique consiste à ne pas empêcher cette dégradation, cette marque du temps et même à la favoriser… sous contrôle.  Je joue avec les temps… les jours, les semaines et les mois mais aussi avec la météo, le temps qu’il fait. C’est un jeu avec l’aléatoire, avec les éléments, pour qu’apparaisse la marque physique, la signature de ce temps qui passe, un jeu qui dure parfois plusieurs mois. Et la pellicule, ce passeur éphémère, si fragile, s’abîme. Par sa décomposition dans une soustraction qui   prend   des   allures   magiques, d’autres couleurs apparaissent, parfois  flamboyantes… et d’autres formes : des tourbillons de fractales emportent les couleurs créant des formes aussitôt récupérées par notre imaginaire en effaçant le sujet photographié. Une image en remplace   peu   à   peu   une   autre jusqu’à la supplanter…. avant une disparition  totale  de toutes formes et de toutes couleurs. Mais cette soustraction destructrice, je peux l’arrêter, la figer à tout moment. Décider de la disparition ou non, et à quel degré, du sujet… Désormais chaque diapositive est porteuse de plusieurs messages : Celui d’une transformation qui passe inaperçue. Celui de la dégradation de cette nature qui nous entoure, altérée, agressée par une humanité qui lʼa délaissée, habituée à la voir comme une vieille photographie qui ne changera jamais.  Elle devient alors une vision d’avenir, prête à livrer son histoire. Celui de souvenirs qui s’estompent avec le temps. Des efforts nécessaires pour entretenir   le   travail de mémoire. Celui de la disparition d’un support, la diapositive, ayant marqué l’histoire de la photographie… C’est toute une époque qui s’éteint. Ce travail est pour moi la transformation heureuse de mes souvenirs empreints de nostalgie en un objet artistique…. ou comment donner un aspect merveilleux au passage du temps!

Source: Jérôme Bouvier